Chaos urbain et « tableaux-pièges »
Art Is Trash et Daniel Spoerri partagent un point commun essentiel : ils travaillent avec des objets trouvés. Pourtant, leurs univers artistiques sont profondément différents. L’un est ancré dans l’énergie anarchique et éphémère de la rue, l’autre dans le cadre structuré mais expérimental de l’avant-garde européenne d’après-guerre. Tous deux interrogent notre rapport aux objets du quotidien, mais avec des intentions, des méthodes et des environnements radicalement opposés.
Technique – Assemblage de guérilla vs. tableaux-pièges
Art Is Trash (Francisco de Pájaro) crée ses œuvres directement dans l’espace public, en récupérant des meubles cassés, matelas, cartons ou appareils abandonnés. Il y peint des visages grotesques et humoristiques, puis les arrange en interventions tridimensionnelles dans la rue. Son travail est rapide, spontané et en dialogue direct avec l’environnement urbain.
Daniel Spoerri, quant à lui, est célèbre pour ses tableaux-pièges : des œuvres où il fixe des restes de repas, assiettes et couverts sur une table avant de l’accrocher verticalement. Ces compositions figent un moment précis, transformant une scène ordinaire en image permanente. Son processus est réfléchi : les objets sont stabilisés, conservés, et présentés dans un espace d’exposition.
Matériaux – Déchets urbains vs. objets domestiques
Chez Art Is Trash, le matériau brut est le déchet lui-même. Le fait que l’objet ait été rejeté fait partie intégrante du message.
Chez Spoerri, les objets ne sont pas forcément des déchets : ce sont des éléments de la vie quotidienne, souvent en cours d’utilisation. Ses tableaux-pièges conservent des compositions accidentelles — un repas interrompu, un désordre de travail — comme un instantané figé.
Message – Satire sociale vs. capture du réel
Art Is Trash livre une critique sociale tranchante. Ses sculptures dénoncent le consumérisme, la culture du gaspillage et la marchandisation de l’art. En réintroduisant des déchets dans l’espace public sous forme d’art, il interroge la valeur que nous attribuons aux objets.
Spoerri se concentre moins sur la critique que sur la capture et la préservation d’un moment. Il transforme un agencement fortuit en œuvre d’art, invitant le spectateur à prêter attention à ce qui passe souvent inaperçu.
Environnement – Rue ouverte vs. espace contrôlé
Art Is Trash agit dans un espace imprévisible, exposé aux passants, aux intempéries et aux aléas de la ville. Ses œuvres sont conçues pour être découvertes par hasard et disparaître rapidement.
Spoerri, lui, travaille dans des environnements maîtrisés : ateliers, galeries, musées. Ses pièces sont faites pour durer et être revues encore et encore.
Permanence – Éphémère vs. artefact durable
Les œuvres de Art Is Trash sont délibérément temporaires. Elles peuvent disparaître en quelques heures, soulignant l’éphémère de la culture matérielle contemporaine.
Les créations de Spoerri sont conçues pour traverser le temps. Ses tableaux-pièges sont conservés pendant des décennies, véritables archives d’un instant précis.
Stratégie – Provocation de rue vs. positionnement historique
Art Is Trash utilise des tactiques de guérilla : pas d’autorisation, pas d’annonce préalable. Son art est une intrusion volontaire dans le quotidien urbain.
Spoerri, figure centrale du Nouveau Réalisme, inscrit son travail dans l’histoire de l’art et dans les institutions. Ses œuvres dialoguent avec celles d’autres artistes d’avant-garde et trouvent leur place dans le canon artistique.
Conclusion – Deux manières de donner une nouvelle vie aux objets
Art Is Trash et Daniel Spoerri sauvent les objets de leur fonction initiale et leur donnent un nouveau sens. Mais là où Spoerri fige la scène pour l’éternité, Art Is Trash la laisse vivre — et mourir — dans la rue.
Chez Spoerri, l’instant est conservé comme dans l’ambre ; chez Art Is Trash, il est libéré pour se dissoudre à nouveau dans la ville.